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« Le Poisson rouge de Berlin » de Pat To Yan • Entretien avec Sarah Oppenheim


« Comment préserver notre graine commune d’humanité dans notre monde? »



Le Poisson rouge de Berlin, de Pat To Yan (Hong-Kong)

Mardi 29 août 2023

Lecture dirigée par Alexandra Tobelaim, avec Sébastien Eveno, Céline Milliat Baumgartner, Cathy Min Jung et Julie Pilod

Le texte a été traduit avec le soutien de la Maison Antoine-Vitez. Il sera publié en octobre 2023 aux éditions Espaces 34.

Entretien avec Sarah Oppenheim, traductrice de la pièce

Propos recueillis par Arnaud Maïsetti pour Temporairement Contemporain

Pouvez-vous nous présenter l’auteur, Pat To Yan, son parcours et ces textes

Pat To Yan est un metteur en scène et auteur hongkongais. Né en 1975, il a d’abord été formé à la littérature anglaise et à la sociologie à Hong Kong puis il a suivi des études de théâtre à Londres. En tant que metteur en scène, il a dans un premier temps monté des auteur·ices tel·les que Caryl Chuchill, Dea Loher, Joël Pommerat, ou Marius Von Mayeburg, avant de mettre en scène ses propres textes. Certaines de ses pièces sont écrites en cantonais, d’autres en anglais, et il navigue entre Hong Kong et l’Allemagne où il a notamment été récemment artiste associé au Théâtre National de Mannheim. En prise avec le présent, il développe à Hong-kong un théâtre immersif, actuel et au plus proche de la vie intime des Hongkongais (Stream of consciousness, A Poem in jail, A minute something else enters…), tandis qu’en Allemagne il écrit une trilogie d’anticipation intitulée « Le voyage post-humain » donc la première pièce Une brève histoire du futur vient aussi d’être traduite en français et sera mise en scène à l’automne en France. 

Il y interroge la place de l’humain dans notre monde d’aujourd’hui et à venir, avec notamment la présence de régimes autoritaires de plus en plus puissants et des démocraties en danger, et le développement vertigineux des IA ainsi que les questions éthiques qui s’y rapportent. Avec en creux dans son écriture la question de la Chine continantale bien sûr.

La pièce Le Poisson rouge de Berlin se présente sous une forme singulière, «comme un matériau ou une partition chorale» — un récit à la troisième personne d’une romance contemporaine, discontinue et entravée par la distance. En quoi selon vous le théâtre peut-il donner forme à ce récit interrompu, comme ces amours, et tenu à distance des personnages?

Pour commencer, ce n’est pas Pat To Yan qui présente sa pièce comme un matériau ou une partition chorale, mais moi en tant que traductrice qui la présente comme telle pour donner des clés aux lecteur·ices français.es.

À la lecture, cette pièce m’a touchée par sa forme de théâtre-récit très particulier, qui m’a donné la sensation à la fois d’être plongée dans un « courant de conscience » à l’intérieur d’un crâne où l’on dérive librement dans le temps d’un souvenir à l’autre — il s’agit d’un voyage mental dans la mémoire, le temps d’une course à pied —, et à la fois d’être confrontée à une écriture où l’absence de « je » au profit de la troisième personne raconterait l’impossibilité de l’expérience vécue pleinement, un sentiment de non-adhérence au monde. Et je trouve que le partage théâtral par la mise en bouche et en corps de ce voyage dans la mémoire et de ce sentiment du monde très contemporain est très fort et touchant, parce qu’intime et humain. 

Par ailleurs, si à sa création, Pat To Yan a mis en scène sa pièce en distribuant les personnages, le texte peut aussi être lu comme un monologue : il s’agit d’un matériau mental. 

La langue de cette pièce agit par notations successives, d’une grande précision, pour dire paradoxalement (mais est-ce un paradoxe?) les malentendus et les incompréhensions : quel regard portez-vous, en tant que traductrice, sur la langue de Pat To Yan ici?

La langue de Pat To Yan est tour à tour extrêmement concrète et poétique. Par petites touches, elle vient saisir l’instant, comme le souvenir de tous les moments qui laissent des traces dans la mémoire. C’est donc une écriture très visuelle et à mon sens assez cinématographique, parce qu’elle nous fait voyager d’image en image, agit par focus et travelling, comme une balade. C’est aussi d’ailleurs une écriture très précise de la ville, des villes, où l’on se promène avec l’auteur. Cette écriture par petites touches donne une sensation très particulière du temps, qui comme dans la mémoire peut venir télescoper des moments, en effacer d’autres, en préserver un au premier plan, alors qu’il ne s’est pourtant rien passé de particulier. « La sensation que quelque chose est sur le point de se produire », écrit Pat To Yan, et pourtant il ne se passe rien de concret… C’est une écriture de la sensation, de l’expérience isolée du monde et de la relation, où il est si dur de vivre la même chose au même moment, étant chacun·e avec ses pensées et son vécu, et cela que l’on soit dans la même ville ou à distance. 

Comment comprendre l’expérience du monde de l’autre, où se situe l’empathie, comment préserver notre graine commune de conscience, d’humanité, de résonance avec le monde et l’autre, et ce d’autant plus dans un monde où les nouvelles technologies et l’IA prennent de plus en plus de place dans notre vie collective et intime, me semble faire partie des grandes questions portées par Pat To Yan.