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« Ceci n’est pas un endroit pour mourir » d’Albert Boronat • Entretien avec Marion Cousin


« Approcher la musique, le ton et le rythme des êtres »



Ici, ce n’est pas un endroit pour mourir, d’Albert Boronat (Espagne)

Lundi 28 août 2023

Lecture dirigée par Laurence Courtois pour France Culture avec Thomas Blanchard, Jacques Bonnaffé, Paul Fougère, Charlie Nelson, Régis Royer et Agnès Sourdillon


Entretien avec Marion Cousin, traductrice de la pièce

Propos recueillis par Arnaud Maïsetti pour Temporairement Contemporain

Pouvez-vous nous présenter l’auteur, Albert Boronat, son parcours et ces textes ? 

Boronat est un auteur prolifique, qui a d’abord écrit plusieurs textes relativement courts rédigés au cours de sa formation en écriture dramatique à l’Institut del Teatre de Barcelone, qu’il a suivi après une formation de philosophie. Ici n’est pas un endroit pour mourir est son texte de fin d’étude, écrit en 2014. Cette pièce, chose rare, a presque immédiatement après sa rédaction, connu une mise en scène, par Judith Pujol, à la Sala Beckett. Il s’agit de son premier texte long. Ensuite, il a écrit Snorkel, que j’ai également traduit et qui a été publié a été publié en 2017 aux éditions Actualités Editions) puis Bardammour, ou Mourir en souriant à la lune, épisode 2 (dont j’achève la traduction). Il écrit ce qu’on appelle des dramaturgies, qui sont des sortes d’adaptions commandé par des metteurs en scène. C’est ainsi qu’il collabore depuis près de six ans avec Andrès Lima, directeur du centre dramatique de Madrid, pour qu’il a par exemple adapté un essai sur le capitalisme de Noémie Klein, ou composée la dramaturgie d’un spectacle appelé Prostitution, rédigé à partir de témoignages de prostituée… L’auteur distinguent lui-même ces dramaturgies (conçues à partir de matériaux) de ses pièces proprement dites, même si tous ces textes sont publiés (les dramaturges sont co-signés avec le metteur en scène).

La pièce Ici, n’est pas un endroit pour mourir, se bâtit presque comme une intrigue romanesque, dévoilant peu à peu ses secrets, ses fantômes, ses hantises… De votre point de vue, qu’est-que cette forte croyance dans les pouvoirs de la fable dit du théâtre, de votre point de vue – et que témoigne-t-elle (dans cette pièce) des histoires qu’on se raconte pour supporter la réalité ?

Albert Boronat écrit toujours à partir d’une contrainte formelle. Dans Snorkel, il avait eu envie de faire un texte de théâtre sans dialogue, et sous la forme d’une suite de récit ; dans Bardammour, il a construit sa forme à partir de la forme « série » ; et dans Ici ce n’est pas un endroit pour mourir, puisque c’est un texte de fin d’étude en écriture dramatique, il s’est donné comme contrainte un texte avec les règles conventionnelles du théâtre : une fable, des dialogues et des personnages qui disent « je » — une adhérence entre le corps qui parle et le discours qui est prononcé, ce qui n’est pas systématique chez lui. C’est donc le texte le plus dramatique de ces pièces. La pièce est née de cette contrainte. Et il s’est demandé alors comment répondre à sa propre consigne, et surtout comment s’y retrouver malgré tout – parce que ce qui l’intéresse, c’est lorsqu’il y existe un décalage entre la parole dite et la personne qui la prononce. Le texte purement dramatique l’ennuie, ou du moins, il ne s’y sent pas à l’aise, et il a toujours besoin d’opérer un tel décalage. Le décalage ici est temporel. Il a donc conservé les personnages, la fable et les dialogues, mais il a opéré un déphasage entre les temps pour pouvoir trouver le désir d’écrire qui lui importe. Le point de départ est celui de ce garçon sur le bord de la route debout devant le cadavre de son chien ; de là il se souvient du passé, ou se projette dans le futur, dans des scènes qui viennent s’insérer au sein du soliloque du jeune garçon toujours debout face au cadavre de son chien. Ces trois temps différents se télescopent alors pour produire la pièce… Dans toute ses pièces, on retrouve ce jeu sur la fable : s’il existe chez lui un amour et une envie de raconter des histoires, il éprouve toujours le besoin de trouver des détours pour les raconter. Ce qui est passionnant, c’est que dans cette pièce, on peut lire une adéquation très forte entre cette forme et ce dont finalement elle parle : car ici, les personnages existent sous le regard des autres, et les histoires qu’ils se racontent – et face à ces histoires, d’autres histoires se racontent, ou bien on se raconte des histoires pour survivre… Le Père dit « Les mots, c’est la vie. La vie, c’est ce que les autres disent de toi et des tiens, parce que c’est de ce qu’ils disent de toi et des tiens que dépend la place qu’ils t’accordent pour vivre. » On peut considérer cette réplique comme une sorte de clé. C’est d’ailleurs là que réside pour l’auteur le sujet principal de sa pièce : il ne s’agit pas de s’interroger sur les causes de la mort du fils, de pourquoi il a été rejeté par les autres, même si on peut le supposer, mais c’est davantage une réflexion sur la difficulté de vivre sous le regard des autres, et l’impasse où on se trouve quand les mots des autres définissent la place qu’on occupe. À cet égard, c’est aussi une méditation sur le langage : on est paradoxalement lié par l’impossibilité de se parler, et c’est pourquoi la pièce est peuplée de non-dits, de points de suspension.

On pourrait dire que la pièce se déroule (en partie) sous le regard d’un enfant – qui a peut-être grandit trop vite. En tant que traductrice, ce regard et cette langue d’enfance, s’agissant d’un drame tel qu’il est ici raconté, comment les avez-vous abordés ?

La langue de la pièce est traversée par l’enfance. Pour en rendre compte, j’ai beaucoup travaillé sur une langue qui peut être façonnée par des éclats d’enfance et de parler populaire. Je me suis ainsi beaucoup inspiré de la façon dont les gens parlent dans ma famille – j’ai grandi dans un village en Normandie. Il se trouve que je suis aussi une grande lectrice de littérature contemporaine française et québécoise, et j’aime dans certains littérature québécoises par exemple comment une langue littéraire va être traversée par une oralité qui viendrait de l’enfance, ou d’un souvenir. J’ai donc travaillé sur la façon dont resurgit ma langue d’enfance et d’adolescence – bien sûr, il y a des variations dans cette pièce : on entend davantage d’enfance dans la langue de l’enfant, ou de bonhomie dans la langue du commerçant, de parler populaire dans la celle du père et de la mère…  Mais tous ces personnage, j’ai l’impression qu’ils viennent de ma famille pour ainsi dire, ou de l’entourage de mon enfance en Normandie… J’y ai mis un peu de ma langue d’enfant dans celle du garçon. J’ai donc tâché de travailler une langue très orale, et j’ai traduit à voix haute, pour approcher la musique, le ton et le rythme – quitte à opérer de petits écarts par rapport au sens littéral, parce que je considère que le ton me semble plus important. J’avoue que si je suis attaché particulièrement à cette traduction, c’est parce que j’y ai mis un parler qui m’est proche – et ce n’est pas fréquent dans mon travail, d’autant plus que je traduis peu de textes dramatiques, avec des dialogues où des personnages échangent (je traduis surtout beaucoup de spectacles, et pas souvent des textes purement dramatiques…). Il se trouve que j’écris aussi des chansons, et de plus en plus, c’est dans cette direction là que je me dirige : d’une écriture traversée par des éclats d’oralité pure, de parler populaire et de langue de l’enfance.