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« Le cercle autour du soleil », de Rolan Schimmelpfennig • Entretien avec Robin Ormond


« Entrer dans un monde où la nuit n’est pas complète »



Le cercle autour du soleil, de Roland Schimmelpfennig (Allemagne)

Jeudi 24 août 2023

Dirigée par Véronique Bellegarde, avec Thomas Blanchard, Anne Cantineau, Jade Fortineau, David Gouhier, Nadine Ledru, Céline Milliat-Baumgartner, Charlie Nelson, Lola Roy, Régis Royer, Yanis Skouta, Alexiane Torrès et Gérard Watkins, musique Hervé Legeay et Philippe Thibault.

Ce texte, lauréat de l’Aide à la Création, est soutenu par ARTCENA.

Entretien avec Robin Ormond, traducteur de la pièce

Propos recueillis par Arnaud Maïsett, pour Temporairement Contemporain

La pièce est une commande du Residenztheater de Münich pendant la crise du Covid et peut se lire comme une sorte de contre-poison au motif de l’enfermement et de la solitude, tout en faisant de la fête et de la foule aussi des lieux étouffants où la communication est d’autant plus empêchée qu’elle est morcelée. Comment lisez-vous cette pièce à la lueur des circonstances de sa création, et comment vous paraît-elle aussi pouvoir agir plusieurs années après sur nos imaginaires ?

J’ai eu beaucoup de chance en abordant ce texte car je l’ai découvert assez tardivement en 2022, soit environ un an après sa création à Munich, au moment où le monde n’alternait déjà quasiment plus entre les périodes de confinements et de réouvertures. Si notre quotidien était encore un peu conditionné par l’épidémie, une volonté silencieuse et quasi unanime nous poussait tou·tes déjà dans les bras d’anciens amants, l’insouciance et l’oubli.

Les masques étaient à ce moment-là en effet plus ou moins convenablement portés dans les transports en commun, il était encore vaguement question de jauges dans certaines salles de spectacle, la plupart des gens étaient vaccinés et ne se déclarait plus malades pour éviter l’isolement ou celui de leurs proches, tandis que les hôpitaux retrouvaient leur absence de sérénité habituelle, et non plus celle de 2020 ou de 2021, beaucoup plus extravagante.

J’ai donc pu aborder l’œuvre de Roland Schimmelpfennig avec assez de distance pour me rendre compte qu’elle ne faisait pas seulement la chronique de l’épidémie qu’il ne nomme jamais et que nous connaissons tous, mais plutôt de notre façon individuelle ou commune de réagir à un traumatisme global. La grande beauté de l’écriture du dramaturge allemand réside dans son économie de mots qui déploie en quelques lambeaux de phrases des histoires entières. Il le fait cette fois-ci en utilisant comme matrice dramatique une fête qui a le don comme vous le relevez très justement de provoquer une certaine forme de claustrophobie autant qu’elle offre une grande liberté. On y danse, on y chante, on boit et on bavarde. On tombe amoureux et on se quitte. On disserte entre deux verres de cocktails et on plaisante grassement. L’auteur tend un fil sur lequel tanguent personnages et spectateurs, où les conversations déploient autant de récits qu’elles ne les font s’évanouir aussitôt. En un vaste réseau d’allers-retours dans le temps, d’allées et venues entre les personnages, Schimmelpfennig fait l’évocation d’un monde qui tout en se retrouvant pour gambiller et se réjouir, s’apprête à se disloquer, à plonger collectivement dans la peur, l’incompréhension, l’inconnu. C’est la grande force de l’écriture fragmentaire de Roland Schimmelpfennig qui n’apporte aucune réponse mais pose les bonnes questions.

Comment réagit-on face à un phénomène que l’on ne maîtrise ni individuellement, ni collectivement ? Quelle est cette force qui s’abat sur moi, change tout autour de moi, abîme les corps et les esprits, peut même les tuer, sans que je n’en saisisse quoi que ce soit ? Et enfin, comment revivre après avoir traversé cette tempête invisible ?

Le titre paraît à lui-seul une énigme : comment comprenez-vous cette image de l’éclipse qu’évoque d’ailleurs un personnage, dans une inquiétante image d’un horizon des temps apocalyptique ?

Mon âme a eu faim d’un éclaircissement à cette question pendant tout mon travail de traduction. La vérité est que je n’ai jamais trouvé d’explication entièrement satisfaisante et aujourd’hui cela me va très bien. Je ne donne pas cette réponse de manière insolente mais ce titre résonne de façon très particulière en moi, poétiquement bien plus que logiquement, et je ne voudrais pas gâcher un plaisir semblable pour les spectateurs.

Je pourrai cependant dire ceci, et cela est absolument personnel et n’a pas valeur de vérité générale : à l’écoute ou à la lecture de ce titre, je ressens quelque chose de très enfantin, une angoisse enfouie, l’évocation de l’éclipse totale visible en Europe en 1999 où le monde s’était assombri pendant quelques minutes avant de revenir à la lumière. Dans un ciel d’une pureté que je n’avais encore jamais vue, tout était réglé : l’astre était positionné au degré correct, sur le tropique exact sur lequel il devait se trouver à cet instant précis. Et soudain, la lune a amorcé son chemin vers lui et le temps s’est contracté. Ce qui m’entourait et que je connaissais si bien a peu à peu plongé dans la pénombre et pris un air inhabituel. Il ne faisait ni nuit, ni jour, ces mots s’étaient vidés de leur sens en une seule seconde. Le soleil brillait toujours, l’atmosphère s’alourdissait de vibrations impossibles. Et soudain les fleurs se fermèrent et on n’aperçut plus qu’un grand anneau solitaire, en plein milieu de la journée. Dans le silence, un grand point noir apparut et au même moment, l’univers entier sembla se dévoiler à nos yeux écarquillés.

J’ai retrouvé la même sensation de perdition et de révélation simultanée dans et devant le texte de Schimmelpfennig. L’impression d’entrer collectivement dans un monde où la nuit n’est pas complète, où le crépuscule semble s’éterniser sans raison et où au lieu d’assister à un grand spectacle céleste, c’est une vague sourde et invisible qui nous submerge, un virus déréglant l’ordre des choses en un instant et où le monde entier vrombit puis se tait aussitôt.

La composition paraît virtuose, spectaculaire dans sa faculté à amasser des personnages en très grand nombre, et multipliant intrigues, enjeux, résonance, jouant de sauts dans le temps et l’espace. Quel défi pose-t-elle particulièrement à un traducteur ?

C’est un véritable bonheur de lecteur avant d’être un travail de traducteur. J’aime énormément les textes de théâtre jouant avec les strates de temps, les empilant les unes par-dessus les autres pour mieux les emmêler, les reproduire, les changer. On aurait tort de dire que seul le cinéma peut fonctionner dans une telle structure mélangeant les chronologies, changeant un ou deux éléments pour déployer de nouveaux possibles. Il en va de même avec la galerie de personnages proposée par Schimmelpfennig. Elle est d’une grande diversité sociale, et s’enrichit de chaque rencontre qu’elle permet. C’est un échantillon de la vraie vie que conçoit le dramaturge et c’est peut-être là le vrai défi de la traduction, au-delà de la recherche d’une retranscription claire de la construction dramaturgique de l’auteur : c’est celui qui consiste à insuffler au texte le même élan de vie et de réel en français que celui qui s’épanouit si naturellement dans le texte original.