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Entretien avec Sabine Haudepin, Dominique Hollier, Séverine Magois & Adélaïde Pralon

Propos recueillis par Sarah Cillaire, pour Temporairement Contemporain

Traduire à huit mains


Jamais toujours parfois (The Almighty Sometimes), de Kendall Feaver

traduit de l’anglais (Australie) par Sabine Haudepin, Dominique Hollier, Séverine Magois et Adélaïde Pralon

Anna — Alors quand tu demandes ce que je fais, je pleure, et je te donne la seule réponse que tu trouveras j’espère acceptable : « je ne sais pas où je suis ».


Qu’est-ce qui vous a séduites dans la pièce de Kendall Feaver ?

Dominique Hollier – Au cours de notre quête de pièces à traduire pour le festival Australia Now (quelque peu mis à mal par le Covid-19) – nous avons lu plus de 70 pièces –, nous cherchions avant tout des voix originales, des écritures nouvelles, singulières… Nous avons donc été presque surprises de voir que notre choix se portait, entre autres, sur la pièce de Kendall Feaver, dont l’écriture et la facture ne frappent pas forcément par leur nouveauté. Mais à mesure que nous lisions d’autres pièces, celle-ci restait, s’incrustait, persistait, elle est de celles que je qualifie de « mine de rien » : une pièce qui attache, parce que mine de rien, sans esbroufe, sans volontarisme, elle présente des personnages complexes et attachants, traite avec beaucoup d’intelligence et d’honnêteté d’une question peu souvent abordée sur scène, et l’aborde avec délicatesse et sans manichéisme. Il me semble que nous avons aimé la spirale dans laquelle l’autrice nous entraîne, comme si nous étions nous-mêmes happées dans le vortex cérébral d’Anna, que nous avons été touchées par le désarroi d’une mère peut-être un peu déficiente mais surtout dépassée et croyant bien faire, et par la relation singulière entre les deux jeunes adultes, par la psy aussi, empêtrée – ou non – dans des certitudes – ou non – et les questionnements éthiques que pose la pratique psychiatrique. Outre l’incroyable qualité des dialogues, la richesse de la réflexion et le regard documenté et fouillé sur la maladie et sa perception, nous y avons reconnu de magnifiques rôles pour les actrices (et un jeune acteur, bien sûr) – deux beaux et riches rôles de femmes de plus de 40 ans, ça ne court pas les rues…

Adélaïde Pralon – Parmi toutes les pièces australiennes que nous avons lues, celle-ci m’a séduite par sa subtilité et l’accent porté sur la vie des personnages, par opposition aux pièces qui penchent plutôt du côté du discours. On peut penser de prime abord qu’une pièce qui se déroule dans des espaces clos (la cuisine, le cabinet de la psy, la chambre d’hôpital), avec peu de personnages, est d’une facture classique un peu démodée, mais quand l’histoire est bien écrite, la recette reste efficace. Surtout, le sujet des médicaments administrés aux enfants dès leur plus jeune âge et de l’impact que ces traitements ont sur leur développement m’a profondément touchée. L’autrice n’apporte pas de réponse claire, ne juge pas ses personnages, mais soulève des questions essentielles : comment poser un diagnostic avec certitude ? comment être sûr que le traitement est le bon ? comment savoir si ces médicaments aident vraiment l’enfant ? Elle nous permet aussi de nous identifier autant avec la mère, qui vit avec la malade, qu’avec la fille ou son entourage, abordant toutes les difficultés quotidiennes liées à ce genre de pathologie. Plus universellement, sa pièce, loin d’être un texte sur la folie, nous parle de la difficulté à vivre, à se connaître, à se réaliser. Au fond, la souffrance de son héroïne n’est pas si loin de la nôtre.

Sabine Haudepin – Il est probable que j’aie tendance instinctivement à lire les pièces qui nous sont proposées du point de vue des interprètes qui s’en empareront. À tort ou à raison, je ressens tout de suite le potentiel que recèle un texte pour des acteu·trices, et c’était particulièrement le cas ici. Chaque partition est singulière, nuancée. Kendall Feaver respecte l’autonomie de ses personnages… et des spectateurs.

Ma conviction était qu’il fallait absolument que l’on comprenne, que l’on ressente, que chacun et chacune a ses raisons d’agir comme il le fait ?, même et surtout si nous, qui écoutons la pièce, sommes traversés par des sentiments contradictoires à leur endroit. L’autrice ne donne pas de leçon, elle n’est pas omnisciente, mais expose honnêtement une situation complexe. Et le fait, comme le souligne Dominique, que la pièce offre de très beaux rôles pour des actrices dans leur maturité n’est pas si fréquent et participait de l’intérêt que nous lui portions.

Pourquoi avez-vous décidé de traduire à huit mains ? 

D. H. – La décision s’est prise un peu fortuitement : lors de la dernière réunion du comité MAV constitué pour choisir les cinq pièces australiennes à traduire, Sabine, qui défendait ardemment The Almighty Sometimes, ne souhaitait pas la traduire seule. Au fil de la discussion, Adelaïde étant également très enthousiaste, nous avons pensé qu’elles pourraient la traduire à deux, et puis comme Séverine, Sabine et moi avions eu tout récemment beaucoup de plaisir à traduire ensemble une pièce de Moira Buffini (Gloriana), que par ailleurs Adélaïde et moi aimons travailler ensemble, de fil en aiguille, je ne sais même plus comment, nous avons décidé que ce serait amusant de la traduire à quatre : ce choix n’était donc pas dicté par la difficulté de la pièce ni par la nécessité, mais par le simple désir de travailler ensemble. 

S. H. – J’avais particulièrement apprécié notre première expérience avec Séverine et Dominique sur le texte de Moira Buffini, c’était très joyeux et stimulant de confronter nos propositions et d’éviter les impasses décourageantes. Par ailleurs les discussions lors de différentes sessions du comité m’avaient fait apprécier les points de vue d’Adélaïde et j’étais bien contente que son enthousiasme pour la pièce de Kendall Feaver nous permette de former ce quatuor. On pourrait dire que l’occasion fait les larronnes. 

Ce choix suppose un cahier des charges très précis : comment avez-vous organisé votre collaboration ?

D. H. – Nous avons constitué deux binômes : Sabine et Séverine se chargeraient de traduire les répliques de la mère et de la psy, tandis qu’Adélaïde et moi traduirions celles des deux jeunes gens. 

Chaque binôme a travaillé à sa façon, et puis nous avons fait quelques séances à quatre pour harmoniser, intervenant sur le travail des autres en toute liberté et en toute bienveillance, pour réfléchir ensemble sur les points litigieux ou compliqués, chacune a ensuite relu et amendé le texte, texte encore revu à quatre, puis lu à quatre voix une dernière fois, jusqu’à obtenir un texte qui soit homogène, mais où les différentes voix des traductrices – correspondant aux voix diverses des personnages – restent subtilement perceptibles.

S. H. – Le fait de prendre en charge à quatre les personnages, chaque binôme s’occupant de deux, nous permettait peut-être, en fonction de notre sensibilité propre, et au-delà du travail habituel, de donner une voix singulière à chacun d’eux.

C’est une chance pour moi d’avoir l’opportunité de travailler avec des traductrices beaucoup plus expérimentées que je ne le suis. Et bien qu’étant leur aînée, je me fais, et leur fais sans doute aussi, l’effet de la petite dernière, ou de la petite nouvelle, avec les inconvénients et les avantages que cela suppose.

Qu’il s’agisse de la nature même du désordre mental d’Anna, de l’inquiétude maternelle perçue, ou non, comme un facteur d’aggravation de la maladie ou encore du positionnement de la psychiatre, Kendall Feaver maintient chaque thème sur un fil, préférant l’ambivalence aux réponses fermées, réductrices.

Diriez-vous que traduire à plusieurs facilite cette ouverture du sens qui donne à Jamais toujours parfois sa force et sa complexité ?

D. H. – En tout cas, cela a certainement multiplié nos perceptions, et élargi notre regard global sur la pièce : l’ambivalence prévaut, et le fait d’avoir quatre lectures plutôt qu’une nous a en effet ouvert des horizons et aidées à chercher toujours la solution offrant le plus de matière à jouer possible, le plus large champ d’interprétation (aux deux sens du terme) possible, le regard de chacune étant aiguisé et affûté par celui des autres. Je ne sais pas ce qu’en pensent les camarades, mais pour ma part, cette collaboration avec elles a beaucoup nourri et enrichi ma lecture et ma perception de la pièce. 

A. P. – Traduire à plusieurs est toujours très long, mais très riche, car nous avons toutes, en plus de nos différentes méthodes de travail, des perceptions subjectives du langage, des mots qui résonnent différemment en nous, certains que nous détestons, d’autres que nous adorons. Dès le départ, il n’était pas question de faire des compromis qui auraient engendré des déceptions, mais d’arriver à chaque fois à une formule qui convienne à toutes. Ainsi, des passages que nous aurions sûrement traduit toutes seules sans trop réfléchir sont devenus des points épineux, discutés longuement jusqu’à analyser profondément l’intention de l’autrice et du personnage. Dans ce processus, la traduction devient plus précise, plus fine car rien n’est laissé au hasard. L’une de nous relève toujours un détail que l’autre a laissé passer, une phrase qui la dérange encore. Dans un métier solitaire comme la traduction, on apprend beaucoup de l’expérience collective. Personnellement, je connaissais la façon de travailler de Dominique, avec qui j’avais déjà traduit des pièces, mais j’étais très curieuse de découvrir l’approche de Séverine, dont j’admire beaucoup le travail, ou de Sabine, qui se met tout de suite à la place des comédiennes qui joueront le texte et dont l’enthousiasme était contagieux. 

S. H. – J’ai toujours beaucoup lu en anglais, depuis des années, et me posais souvent des questions sur les textes traduits que j’interprétais : il m’arrivait parfois de souhaiter reformuler certaines répliques, qui me semblaient difficiles à mettre en bouche pour des acteurs. Être en quelque sorte au cœur du réacteur avec mes camarades m’a ramenée à plus d’humilité et confrontée aux nombreuses chausse-trappes posées par une traduction rigoureuse. Et mon inexpérience, mon instinct d’actrice ou disons ma fraîcheur, tout en me permettant de remarquer leurs tournures favorites (comme elles n’ont pas tardé non plus à débusquer les miennes…) m’autorisaient parfois des audaces qu’elles achetaient… ou pas.