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Entretien avec Federica Martucci

Propos recueillis par Sarah Cillaire

« Franchir un seuil de prise de conscience »


_La Sœur de Jésus-Christ, d’Oscar de Summa (La Sorella di Gesù Cristo)

Traduit de l’italien par Federica Martucci, Regard artistique Véronique Bellegarde, avec Alex Lutz, musique Philippe Thibault


La Soeur de Jésus-Christ est le dernier volet d’une trilogie intitulée « Journal de Province ». Peux-tu nous en dire plus sur la démarche d’écriture de De Summa (pour cette trilogie) liée au territoire dans lequel elle s’ancre ?

La recherche théâtrale d’Oscar De Summa est principalement centrée sur l’identification des forces anthropologiques, historiques, culturelles qui nous animent à notre insu : « Des structures dont nous avons héritées et qui sont si profondes qu’elles nous incitent à nous identifier à ces forces. Une condition qui nous ôte toute possibilité de regarder le monde depuis notre singularité propre. » explique-t-il.

Partant, la trilogie qu’Oscar écrite au fil du temps (La sœur de Jésus-Christ en constitue le dernier volet) s’articule autour de cette recherche en s’ancrant sur le territoire de ses origines (les Pouilles dans le sud de l’Italie) où l’auteur a vécu durant les vingt premières années de sa vie. 

Les deux premiers volets abordent les années 80, années de son adolescence – moment difficile de sa vie –, et aussi période de profonde transformation structurelle avec le déclin d’une société traditionnellement agricole. Parmi les forces qui nous agissent à notre insu, il y a aussi le rapport au féminin que l’auteur aborde dans La Soeur de Jésus-Christ. De Summa a eu l’idée d’un voyage initiatique dans la connaissance qui amènerait la protagoniste (Maria) et les spectateurs à une prise de conscience des forces réellement à l’œuvre.  La pièce est ancrée sur ce même territoire des Pouilles à Erchie (à une dizaine de kilomètres de Brindisi), village de naissance d’Oscar mais l’écho et la pertinence de son propos dépassent largement les murs de cette localité. La traversée par Maria du village sous le regard d’hommes et femmes de tous âges est une action, entièrement féminine, fortement résolue, qui oblige tous ceux qui croisent la route de la protagoniste à prendre position, à révéler le fond de leurs pensées, à déclarer ouvertement les non-dits. Ainsi se révèle le contexte et le terreau émotionnels, culturels, politiques sur lesquels s’est construite la position que chacun manifeste.

Pour cette écriture, l’auteur a également été guidé par l’ouvrage Le héros aux mille et un visages de Joseph Campbell qui étudie la forme des passages de prise de conscience dans les récits mythiques. Pour résumer grossièrement chaque récit est structuré selon des règles précises et dévoile les passages allégoriques nécessaires pour franchir un seuil. L’intention de l’auteur ici est de faire franchir à la protagoniste, et qui sait peut-être aussi au public, un seuil de prise de conscience.

La pièce a pour particularité d’être découpée en sept chapitres et un épilogue. La traversée du village par une Maria décidée à se venger au vu et au su de tous, est perçue et racontée par un narrateur non identifié (un narrateur collectif, d’ailleurs ?) dont on ne saurait affirmer s’il s’agit ou non de l’auteur. Cette forme rattache-t-elle la pièce à ce qu’on appelle en Italie le théâtre-récit ou « théâtre de narration » ?

Concernant la forme de la pièce Oscar appréhende le théâtre comme une réponse dynamique au contexte historique en présence, il ne l’envisage pas comme une forme esthétique figée, arrêtée. 

La forme à laquelle il a recouru pour sa trilogie – dont La Soeur de Jésus-Christ est le dernier volet – a répondu à son besoin de trouver un pacte avec le public, non le public constitué de professionnels du théâtre mais le vrai public qui s’est peu à peu éloigné des salles pour de multiples raisons (télévision, internet, vidéos, trop de propositions venant du Teatro di regia -théâtre de mise en scène-).

La narration s’est imposée à lui comme la forme la plus immédiate de rapport direct au public. Si De Summa, comme il le dit lui-même, n’a pas une vocation de narrateur, la narration a été pour lui le moyen de renouer avec le vrai public. 

La pièce Kohlhaas écrite par Marco Baliani, figure incontournable du théâtre de narration (ou du théâtre-récit) en Italie, a été pour De Summa une grande source d’inspiration. Avec ce texte, Baliani a ouvert la route en proposant une sorte de guide précieux sur comment écrire et interpréter une narration devant un public tout en restant assis sur une chaise. Il a ainsi été un véritable maître pour la génération suivante : Celestini, La Ruina, De Summa et tant d’autres.

Tour à tour et tout à la fois cinématographique (on a l’impression d’un long travelling, et en même temps, d’une sorte de Western Spaghetti) et littéraire, musicale et même opératique, la pièce joue avec les formes et les genres, les pastichant et leur rendant hommage avec virtuosité. Dirais-tu qu’il s’agit pour De Summa de jouer au théâtre autant que d’écrire du théâtre ?

Le théâtre a été pour cet auteur l’occasion d’utiliser et mettre en valeur ce qu’il savait faire dans d’autres secteurs (musique, dessin, écriture…). Ces diverses aptitudes sont ainsi devenues une grande richesse sur un plateau de théâtre. L’écriture en particulier est devenue un outil, un moyen fonctionnel, pour créer du théâtre.

Oscar a commencé à écrire très jeune pour lui-même, surtout de la poésie et, plus tard, une fois devenu comédien, il a écrit pour le théâtre. Au départ, il a écrit des pièces et notamment des monologues par nécessité car il n’arrivait pas à trouver de texte à interpréter. Mais l’écriture répond aussi à son envie d’une relation indépendante avec le public c’est-à-dire un rapport affranchi des habituels intermédiaires qui existent entre un acteur et les spectateurs. L’écriture occupe une place quotidienne dans sa vie, il accumule moult notes, bribes de textes, matériaux qu’il développe et lie entre eux lorsqu’il se retrouve en salle de répétition.

De manière générale, la base sur laquelle il construit ses textes est la poésie, il part d’une écriture poétique puis il s’appuie sur la narration pour aller à la rencontre du public, cette forme de récit constitue le pont vers les spectateurs, qui sont au coeur de sa démarche.