Entretien avec Véronique Bellegarde
« Chercher des élans de joie et une force collective »
Comment s’est construite cette Mousson 2025 ?
Véronique Bellegarde. — Le monde nous interpelle tellement ces temps qu’on a sans doute ressenti encore plus la nécessité de découvrir ce qui s’y écrit, ce qui s’y entend. Des textes d’horizons multiples ; d’Europe, des Amériques, d’Australie avec des préoccupations qui se font écho nous ont captivés.
La Maison Antoine-Vitez nous a aussi proposé une mise en lumière de son programme de traduction des écritures néerlandophones entamé en 2019. Cela a demandé un important travail à notre comité, puisqu’on a lu une trentaine de pièces pour en sélectionner deux : un texte des Pays-Bas, Pâte molle de Sophie Kassies, et un texte de Belgique flamande, Le Papa, la maman, et le nazi, de Bruno Mistiaen. Une après-midi « Ivre de mots » sera proposée vendredi 22 avec une conversation sur ces dramaturgies que nous connaissons peu (à part Magne Van den Berg que nous suivons de très près).
On a poursuivi notre collaboration avec le réseau européen Fabulamundi-Playwritting Europe. Un des dispositifs, Playground — qui propose des chantiers-résidences croisés (auteur·trice, traducteur·trice, metteur·se en scène, acteur·trice.s) — est particulièrement en adéquation avec la Mousson. C’est un travail en profondeur et très enthousiasmant sur l’écriture, la dramaturgie et la traduction. Ce processus plus long, engagé et collaboratif qui se construit en circulation entre l’écriture et le plateau, est rare et passionnant. Trois projets sont menés dans ce cadre en 2025 et trouvent naturellement leur place dans notre programmation : l’un a déjà été présenté en Mousson d’hiver, Nous n’avons pas de camping-car (et même si on en avait un, on ne le dirait pas) de Jana Milivojevic, traduit du serbe par Karine Samardzija et dirigé par Gérard Watkins. Le deuxième est Bleach Me de Nalini Vidoolah Mootoosamy traduit de l’italien par Federica Martucci, dont j’ai dirigé le chantier à Montreuil en juin dernier, sera retravaillé et présenté à cette Mousson d’été. L’autrice a d’ailleurs écrit une nouvelle scène à la suite de ce premier travail collaboratif. Le Playground suivant sera développé pour notre Chantier d’automne 2025, un texte roumain de Oana Hodade dirigé par Cécile Arthus. La Mousson envoie par ailleurs trois auteur·ices français·e·s, avec des textes de la Mousson : Gaëlle Axelbrun, Marcos Caramés-Blanco et Mona El Yafi, en Italie, Serbie et Roumanie.
Je sors un peu de la question initiale, mais cela me permet de raconter que la Mousson a des activités tout au long de l’année ; artistiques, pédagogiques, administratives. Nous menons ce travail en équipe resserrée et soudée avec Jean Balladur, directeur financier et administratif, et Erell Blouët secrétaire générale et coordinatrice.
Le comité de lecture[1] qui se réunit toutes les deux semaines reçoit beaucoup de textes. Des membres du comité nourrissent aussi le vivier de pièces que nous lisons. Ainsi Dominique Hollier, traductrice anglophone, nous a fait découvrir deux textes australiens : Wittenoom de Mary Anne Butler et La Splendeur de Angus Cerini. Deux écritures puissantes, bien différentes, mais toutes deux possèdent une langue et une théâtralité très forte. Aussi, l’autrice metteuse en scène Nathalie Fillion, lors de sa tournée en Amérique latine a rencontré deux auteur·ice·s colombien·ne·s qui l’ont beaucoup intéressée. Laurent Gallardo, traducteur d’espagnol et membre du comité de lecture, a lu leurs œuvres, nous les a partagées et nous nous sommes mis d’accord sur une pièce de Martha Márquez et avons demandé une bourse de traduction à la Maison Antoine Vitez.
Autre point important dans cette édition : la poursuite de notre partenariat historique avec France Culture. Dans un contexte de restrictions budgétaires, il nous semblait crucial de marquer le coup et de rappeler à quel point la production de fictions radiophoniques est importante pour les auteur·rice·s, et constitue en soi un acte de création. Jean-Pierre Ryngaert animera une rencontre avec Laurence Courtois, réalisatrice à France Culture autour de cela. Deux pièces seront mises en ondes :Nocturne de Marius Von Mayenburg, captée en public, et Tierra de Sergio Blanco dans une réalisation France Culture, avec une version adaptée pour l’occasion. C’est un geste fort de confiance et de collaboration.
Si ce programme international nous paraît essentiel, on n’oublie pas pour autant les textes français. Cette année, on a fait le choix de deux jeunes écritures très prometteuses : Clément Piednoël Duval et Pomme Ferron, ainsi que de formes plus brèves, comme celles d’Émilie Leconte, qui signe un texte court et percutant (Spectaculaire). Et puis un fragment de L’Inconstance du cosmos de Marie Lacroix[2]que l’on entendra, en soirée d’ouverture de cette édition, après Nocturne de Marius von Mayenburg. C’est Cathy Min Jung qui m’a soufflé cette pièce, co-lauréate du festival Lis-moi tout de Bruxelles 2024. Dans cet extrait, il y a la promesse d’une beauté possible, d’une fête, mais elle est traversée par la discorde amoureuse d’un jeune couple perdu dans le chaos – cela résonne…
Côté francophonie, nous accueillons de très belles écritures du Québec, avec Étienne Lepage (Trop Humains) et Marc-Antoine Cyr (Les Pluies battantes), ainsi qu’un texte franco-libanais qui a une histoire avec la Mousson : Ma Nuit à Beyrouth de Mona El Yafi. C’est une continuité ; une forme courte dirigée par Tamara Al Saadi avait été présentée à la Mousson 2023. Mona a souhaité prolonger l’aventure en créant un véritable spectacle, qu’elle interprète avec Nadim Bahsoun (chorégraphe), que nous programmons.
Nous nous réjouissons de la forte présence des auteur·ices, douze venu·es du monde et de France.
À quels changements peut-on s’attendre cette année ?
La proposition faite aux amateurs sera différente : cela ne sera pas sous la forme de présentation de spectacle, mais j’avais envie, comme l’année dernière avec Mathilde Aurier, d’accompagner une autrice dans un processus de création. J’ai donc proposé justement à Mona El Yafi de diriger un atelier d’écriture et danse avec Nadim Bahsoun, destiné à des amateur·rices du territoire. Cet atelier a rencontré un vif succès et s’est rempli très vite, ce qui raconte l’envie et la curiosité. C’est une nouveauté pour la Mousson et une joie.
Et puis, j’ai voulu continuer à laisser une place à des « pas de côté », des propositions hybrides. Des formes textuelles plus fragmentées, ludiques, parfois explosives, avec une présence musicale — comme Trop Humains d’Étienne Lepage ou GRRRL de Sara García Pereda.
Il y a pour la première fois, une résidence de création pour un cabaret : Et l’amour dans tout ça ? avec SébastienVion/Corrine et Philippe Thibault et des artistes de la Mousson qui mêle chansons françaises revisitées, performances et créatures.
Il y a d’autres spectacles dans la programmation ?
Deux autres : Article 353 du Code pénal de Tanguy Viel, grande voix de la littérature française déjà accueillie à la Mousson, est une œuvre forte : une langue puissante, une narration maîtrisée, une fiction prenante, portée par un grand acteur, Vincent Garanger, dans une mise en scène d’Emmanuel Noblet.
Et Far away de Caryll Churchill, un texte surprenant et mystérieux, qui parle de la violence avec poésie. C’est une référence dans la dramaturgie anglaise. Une grande autrice. J’ai découvert ce texte dans la mise en scène de Chloé Dabert, que j’ai beaucoup aimé. Il sera joué le dernier soir.
Peut-on dégager des lignes de force, ou des motifs communs, des inquiétudes ou des joies partagées qui traversent cette édition ?
Il me semble que beaucoup de textes sont traversés par une forme de colère qui peut naître du désarroi, de la tristesse, du sentiment d’impuissance à agir face à la folie destructrice du monde. Mais elle peut se traduire par une énergie vitale, un besoin de se réveiller, par un humour mordant. Des textes expriment ainsi une inquiétude face à la perte de repères ou à une crise de sens, mais ils cherchent aussi des élans de joie, et une force collective. C’est une révolte intérieure qui dit sans doute aussi : « il faut que ça bouge ».
Un autre fil conducteur fort, c’est l’héritage : familial, social, ou symbolique. Que fait-on de ce qu’on nous transmet ? Comment cela entre-t-il en conflit avec notre liberté et notre intimité ? C’est très présent, par exemple dans Nocturne et Et dire que j’ai ton sang dans mes veines, dans Wittenoom, Bleach me, ou Pâte molle… Ce qu’on nous donne, ce qu’on donne en retour — parfois dans la douleur, ce que l’on refuse. On interroge aussi l’impact du politique dans l’intime, le poids de la société dans les corps. Bleach Me est, à ce titre, une fable très puissante. Elle aborde la question de l’intégration, du racisme, des couples mixtes, de la transmission, de l’impossible adaptation. Un texte bouleversant, profondément humain.
Il est aussi souvent question cette année des corps qui dansent, des corps libérés, oubliés ou abimés.
Un coup de cœur, un étonnement particulier ?
Chaque texte de la programmation nous a interpellé avec ses particularités, c’est chaque fois un plongeon, je les aime tous !
J’ai été impressionnée et surprise par Il y a longtemps que je ne chantais plus pour personne de Malina Prześluga. C’est une écriture singulière, très personnelle, qui s’autorise une forme de désordre pour mieux dire l’essentiel, dans une langue mature, maîtrisée, mais qui donne l’impression de liberté, et vient toucher des choses très profondes : le sentiment de perte, de ne plus savoir ce qu’on fait là, ce qui a encore du sens et de ne plus avoir de prise sur le réel. Elle ne propose pas de réponses toutes faites, mais elle interroge. Elle interroge le langage, notre manière de nous parler, et cette sensation de passer à côté de sa vie dans un monde hyper connecté. Et elle le fait avec une poésie très particulière, notamment à travers l’apparition d’un esprit ancien, sorte de monstre des marais qui engloutit les mots, les désirs et jusqu’à l’âme humaine… On ne sait pas ce qu’il va en faire, mais il en ressort une autre mélodie, comme une promesse de renouveau. Le texte rend le quotidien étrange, et le bizarre familier. Il soulève aussi une question qui m’est chère : celle de la place de la fiction face aux violences du monde. Il interroge ce que peut encore le théâtre. C’est un texte qui nous emmène dans une véritable aventure.
Un dernier mot ?
La Mousson se consacre et met au premier plan les auteur·ices et traducteur·ices. J’aimerais évoquer aussi le travail de l’équipe artistique, des acteur·ices bien sûr, mais aussi des metteur·e.s en scène. Chacun·e apporte, en peu de temps, une vision, une lecture, une énergie qui permet aux textes de se révéler. C’est un geste artistique à part entière. IIs sont accompagnés en cela par notre indispensable équipe technique. Leur engagement est vital. Des textes de la Mousson peuvent devenir par la suite des spectacles et produire un texte contemporain est souvent un défi. Certains viennent de loin, des Amériques. Cette édition, Catherine Vidal, metteuse en scène et directrice du Théâtre de Quat’Sous de Montréal, dirige deux mises en espace et vient avec son équipe découvrir des textes de la programmation. Sam Buggeln metteur en scène et directeur du Cherry Arts, vient à nouveau des États-Unis pour diriger un texte et en repérer d’autres pour sa structure. D’autres metteur.ses en scène qui dirigent des structures viennent (Chloé Dabert ou Matthieu Crucciani) ou reviennent, comme Aurélie Van Den Daele ou Cathy Min Jung dont j’apprécie la fidélité et la curiosité. C’est un soutien. De jeunes metteurs en scène de compagnie (Robin Ormond, Sacha Vilmar, Clément Piednoel Duval) qui défendent les écritures contemporaines sont invités aussi. J’espère que de belles rencontres artistiques auront lieu et se poursuivront.
Je souhaite à toutes les équipes ; de l’université d’été, artistique, administrative, technique et du journal, une très belle Mousson 2025 et aux participants de l’université et au public, de belles découvertes, beaucoup d’enrichissement et de plaisir !
[1] Le comité de lecture de la Mousson 2025 : Jean Balladur, Véronique Bellegarde, Éric Berger, Erell Blouët, Joseph Danan, Sébastien Éveno, Nathalie Fillion, Laurent Gallardo, Pascale Henry, Dominique Hollier, Charlie Nelson, Julie Pilod, Chloé Royou, Jean-Pierre Ryngaert, Alexiane Torrès.
[2] On peut retrouver actuellement dans la revue La Récolte n°7, un cahier Marie Lacroix avec des extraits et entretiens sur L’inconstance du Cosmos.
Vous aimerez aussi

Vidéo de présentation Mousson d’été
4 janvier 2016
La Mousson d’hiver 2016
29 décembre 2015